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Islamophobie
chimérique, christianophobie réelle, Pierre-André TAGUIEFF est philosophe et historien des idées, directeur de recherche au CNRS (Paris). Dernier ouvrage paru : La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Editions Odile Jacob, 2008.
Dans l’histoire de l’antiracisme, les années 2000-2009 sont marquées par l’institutionnalisation internationale, sous les couleurs de l’ONU, d’une immense imposture intellectuelle : l’assimilation de la lutte contre le racisme à la lutte contre « l’islamophobie ». Cette imposture récente s’ajoute à une mystification d’envergure dont l’ONU avait été le théâtre au milieu des années 1970 : l’assimilation du « sionisme » à une « forme de racisme et de discrimination raciale ». Ces deux escroqueries politico-intellectuelles ont alimente le soupçon quant à la crédibilité de l’antiracisme, et mine ses fondements moraux et juridiques. Partons d’un fait donnant à penser : le nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU, créé en juin 2006, toujours en première ligne pour dénoncer la politique israélienne ou « l’islamophobie », est resté indifférent et silencieux face aux massacres commis par les milices islamiques au Darfour (situe à l’ouest du Soudan) depuis février 2003, prenant la suite des massacres perpétrés dans le sud du Soudan, où les victimes étaient principalement chrétiennes et animistes. Des massacreurs « arabes »/musulmans et des victimes « noires »/chrétiennes : voilà qui ne cadrait pas avec le nouveau dogme antiraciste onusien, postulant que les victimes principales du racisme dans le monde étaient des musulmans - à commencer par les Palestiniens musulmans. Le Sénégalais Doudou Diene, Rapporteur spécial sur le racisme depuis 2002, s’est concentre depuis sa nomination sur le « phénomène de l’islamophobie », présente dans son rapport publie le 21 août 2007 comme « la forme la plus grave de diffamation des religions ». Dans ce rapport, présenté lors de la 6e session du CDH le 14 septembre 2007 à Genève, on constate que sur les 48 paragraphes consacres aux « formes de discrimination des religions », 21 concernent « l’islamophobie », 7 l’antisémitisme, 5 la « christianophobie » et 6 les « autres formes de discrimination religieuse » (hindouisme, bouddhisme, syncrétismes, etc.) (1). Sous la pression de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) et des pays non alignes (NAM), le Conseil des droits de l’homme a fait adopter en mars 2007 une résolution assimilant la diffamation religieuse, et plus particulièrement l’islamophobie, au racisme. La lutte onusienne contre le racisme, dès lors, se réduit à une lutte sur deux fronts : d’une part, contre « le sionisme », cette « forme de racisme et de discrimination raciale » incarnée par Israël, synonyme d’« apartheid », de « racisme » et d’« occupation », et, d’autre part, contre « l’islamophobie », catégorie élastique ayant l’avantage de pouvoir s’appliquer, non sans confusion, aussi bien à la critique de l’islam et au blasphème qu’aux formes de xénophobie visant des populations immigrées de culture musulmane. C’est là s’aligner sur les positions des milieux islamistes, qu’ils soient fondamentalistes ou jihadistes, en dénaturant de fond en comble la lutte contre le racisme, et en abandonnant aux manipulateurs cyniques la défense des droits de l’homme (2). Mais cet alignement idéologique n’est nullement paradoxal. Il n’est qu’un effet nécessaire du rapport de forces existant à l’ONU. Le paradoxe est ailleurs, dans la structure et le fonctionnement même du « machin ». Le paradoxe incarné par le Conseil des droits de l’homme est celui de l’ONU qui, finance à 90% par des pays démocratiques (occidentaux pour la plupart), fonctionne comme une machine de propagande au service d’une majorité de pays non démocratiques hostiles à l’Occident et à Israël, qu’il s’agisse de dictatures islamiques, de régimes autoritaires ou d’autocraties (3). Rappelons quelques points : l’ONU compte 192 pays membres; la règle est « un pays-une voix »; le « grand Satan » et le « petit Satan » n’en totalisent donc que deux; le groupe de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), les Etats africains et les Non-alignés, qui votent à l’unisson, représentent 150 à 157 voix. Voilà qui permet d’expliquer pourquoi la « lutte contre le racisme » a pu être ainsi réduite pour l’essentiel à la « lutte contre l’islamophobie ». Il n’y faut voir qu’un nouveau front, politique et culturel, ouvert contre l’Occident et ses valeurs fondatrices - pour simplifier, la civilisation issue de ces trois sources symboliques : Athènes, Rome, Jérusalem. Cette « islamophobie » dénoncée par les milieux islamistes et leurs alliés « progressistes » à l’ONU comme ailleurs est, à quelques exceptions près (notamment en Inde), imaginaire. Du moins dans les sociétés occidentales sécularisées ou le principe de tolérance est entré dans les mœurs, renforcé dans certains pays par une laïcité institutionnelle. Ce qui frappe bien plutôt l’observateur impartial, c’est d’abord, en Occident, la diffusion croissante de la peur de paraître « islamophobe », une peur contagieuse que nourrit, d’une part, l’intimidation exercée par le monde musulman au sein duquel on assassine toujours les « infidèles », et, d’autre part, la mauvaise conscience due à l’idéologie victimaire intériorisée selon laquelle l’islam serait « la religion des pauvres » - croyance très répandue chez les « progressistes » de toutes obédiences. Cette peur engendre des censures et des auto-censures, suscite un conformisme « islamophile » (jusqu’à conduire à la conversion), et empoisonne tous les débats sur l’islam et ses dérives idéologico-politiques. C’est ensuite, dans le monde musulman, la banalisation des représentations paranoïaques du monde non musulman, perçu comme anti-musulman. Articulées et théorisées par des prêcheurs islamistes, ces représentations hostiles envers les non musulmans (Juifs, chrétiens, etc.) prennent souvent la forme d’une vision conspirationiste de l’ennemi, puissance diabolique et occulte censée combattre l’islam et les musulmans par tous les moyens. Ce qui légitime les passages au jihad et plus particulièrement au terrorisme suicidaire. Si l’islam est une religion globalement mieux traitée par la critique anti-religieuse que les autres religions, si les musulmans en tant que tels (et non pas bien sur en tant que minoritaires, étrangers, immigres, pauvres, etc.) ne sont pas spécialement discrimines ni persécutes dans les sociétés occidentales, il y a bien une religion dont les croyants sont aujourd’hui stigmatisés, discriminés et agressés, voire massacrés en tant que tels dans de très nombreuses régions du monde, à savoir le christianisme. Les pays musulmans (du Soudan et de l’Arabie saoudite à l’Iran et au Pakistan) et les dictatures communistes (Chine, Corée du Nord) se distinguent par l’intolérance et la violence dont les chrétiens sont des cibles privilégiées. Au printemps 2009, un rapport sur l’état des libertés religieuses dans le monde a été rendu public. Concernant les violations du principe de la liberté religieuse et les violences contre les croyants qui les accompagnent, ce rapport fournit des informations précisés, ainsi résumées par un journaliste : « La Commission indépendante des Etats-Unis sur la liberté religieuse vient de dresser une liste des pays ou de graves entorses à la liberté de culte sont commises. Elle se dit préoccupée par le regain d’extrémisme qui menace la liberté religieuse dans divers pays à travers le monde. Treize pays figurent dans le rapport 2009. Ce sont la Birmanie, la Corée du Nord, la Chine, le Vietnam, l’Erythrée, le Nigeria, le Soudan, l’Iran, l’Irak, le Pakistan, l’Arabie saoudite, le Turkménistan et l’Ouzbékistan. Dans ces pays, dit le rapport, les gouvernements tolèrent ou s’adonnent carrément, et d’une façon systématique, à de graves violations de la liberté de religion. Des pays tels que l’Afghanistan, la Biélorussie, Cuba, l’Egypte, l’Indonésie, le Laos, la Russie, la Somalie, le Tadjikistan, la Turquie, et le Venezuela figurent sur la "Watch List", la liste des pays à surveiller. (4)» Dans les pays musulmans, les chrétiens sont particulièrement discriminés et persécutes, lorsqu’ils n’en ont pas été chassés (5). C’est dans certains pays musulmans qu’au nom de l’islam sont perpétrés des massacres de civils, visés en tant que chrétiens. C’est dans le monde musulman qu’on trouve les espaces privilégiés de la christianophobie criminelle. Du Soudan au Pakistan, du Nigéria à l’Irak, des bandes de musulmans fanatises, n’ayant rien à envier aux pogromistes russes ou ukrainiens d’antan, attaquent et tuent des chrétiens parce que chrétiens, brûlent leurs églises ou leurs écoles. La légitimation de ces massacres est fondée sur un argument central : les chrétiens sont des « ennemis de l’islam ». Par cet argument politico-théologique, les chrétiens sont ordinairement jumelés avec les Juifs, eux-mêmes persécutes ou massacrés au nom de l’islam supposé menacé. Dans le discours islamiste élabore, qui intellectualise les passions antijuives et antichrétiennes, Juifs et chrétiens sont accuses d’« islamophobie », ils sont aussi dénoncés comme les deux puissances internationales qui, alliées dans le « complot judéo-croisé » ou « sionisto-croisé », sont censées menacer l’islam et les musulmans. Il n’est pas aujourd’hui de « légitimation » plus forte des violences faites aux chrétiens et aux Juifs. On connaît les principaux motifs d’accusation lancés contre les Juifs ou les chrétiens : les uns auraient, dans un passé mythique, « assassiné les prophètes » ou voulu « empoisonner le Prophète », les autres, dans un présent fantasmatique, se rendraient notamment coupables de « profaner le Coran ». Cela suffit aux bandes islamistes armées, organisées ou non, pour justifier les meurtres qu’elles commettent. Le crime de « christianisation », punissable de mort. En Irak comme dans la bande de Gaza, les chrétiens sont aujourd’hui poussés à l’exil par la terreur. Nombreux sont ceux qui se réfugient en Jordanie. En Egypte, au Liban et en Algérie, par exemple, les chrétiens forment désormais une minorité à qui l’on fait comprendre de diverses manières - discriminations, menaces, violences - qu’elle est en trop. Au début du XXIe siècle, surgit ainsi la question des réfugies chrétiens dans certaines parties du monde. C’est dans le monde musulman que les libertés religieuses sont le moins respectées : judaïsme et christianisme y sont logés à la même enseigne (6). La question du judaïsme a été réglée d’une façon expéditive dans la plupart des pays arabo-musulmans : par l’expulsion violente des Juifs, persécutes, menacés, terrorisés, spoliés à tous égards (7). Dans la judéophobie arabo-musulmane, la religion juive n’est pas distinguée du peuple juif : les Juifs sont bestialisés (« singes et porcs »), diabolisés (« comploteurs ») et criminalisés (« tueurs d’enfants ») en tant que tels, et le judaïsme diffamé systématiquement sur la base d’accusations provenant du Coran, de certains hadith ou de légendes médiévales (en particulier celle du « meurtre rituel ») (8). En outre, depuis les années 1980, les accusations lancées contre les « sionistes » (dont le « racisme ») sont étendues aux « Juifs » (« inventeurs du racisme »). Lorsque ces croyances délirantes passent au politique, par exemple dans le cadre d’une « République islamique », elles alimentent le discours des dirigeants et orientent leurs décisions. Les systèmes politiques islamistes illustrent un modèle d’intolérance criminelle, à la fois étatique et sociétale. Lorsque l’islam est religion d’Etat, l’intolérance est institutionnalisée, les violences contre les non musulmans autorisées, voire encouragées, le totalitarisme guette ou règne. Les libertés élémentaires sont suspendues dans les régions sous domination islamiste, que ce soit au Pakistan, au Soudan ou en Somalie. Les islamistes, qui contrôlent au printemps 2009 le sud de la Somalie, ont interdit le cinéma à la télévision, trois ans après avoir fermé les salles de projection dans la région. « Regarder des films est totalement interdit, même chez soi (...). Les gens ont le droit de regarder la télévision uniquement pour regarder les informations sur des chaînes comme Al-Jazira », a indique en juin 2009, dans un communique, Sheikh Mowlid Ahmed, commandant des forces de sécurité de la ville portuaire de Kismayo. Des habitants ont indiqué que les autorités islamistes avaient commencé récemment à inspecter les téléphones portables et punissaient, en général par des coups de fouet, quiconque avait télécharge un film (9). Aux yeux des islamistes radicaux, toute activité humanitaire due à des non musulmans relève du crime de « christianisation », punissable de mort. Dans un communique audio diffusé le 25 juin 2009 sur la chaîne de télévision satellitaire qatarie Al-Jazira, l’organisation « Al-Qaida au pays du Maghreb islamique », créée officiellement en Algérie le 25 janvier 2007 (10), a revendiqué l’assassinat du ressortissant américain Christopher Leggett à Nouakchott le 23 juin (11). Leggett dirigeait une école d’informatique et de langue dans la capitale mauritanienne et travaillait avec Noura, une organisation caritative d’aide aux ONG féminines. Ce communiqué d’Al-Qaida précise que Leggett a été tué pour « ses activités de christianisation ». La christianophobie active oscille entre les assassinats jihadistes et les expulsions de chrétiens (et de Juifs) visant à réaliser un nettoyage religieux des « terres musulmanes ». Comment cette purification est-elle justifiée par la voix des islamistes « modérés » ? Le 5 mai 2009, la BBC a diffusé une interview en arabe du cheikh Adil al-Kalbani, nommé par le roi Abdullah d’Arabie saoudite, le 4 septembre 2008, imam de la mosquée Al-Haram de La Mecque, la « Grande Mosquée » de La Mecque, où se trouve la Ka’aba, premier lieu saint de l’islam (12). Le fait qu’il soit « noir » lui a valu d’être désigné, d’une façon plus qu’approximative, comme l’« Obama saoudien » (13). D’ou sa réputation d’être du côté du « changement » (thème central de la campagne présidentielle de Barack Obama), donc « progressiste » - qualificatif qui, selon cette logique, pourrait également être applique au roi Abdullah, pour son choix d’un « Noir ». Il faut rappeler qu’en Arabie saoudite, l’esclavage ne fut aboli officiellement qu’en 1962, mais que le racisme anti-Noirs est loin d’avoir disparu. Et préciser que le cheikh al-Kalbani est un partisan intransigeant de l’application de la charia. À la question de l’interviewer de la BBC : « Où les chrétiens peuvent-ils prier ? », al-Kalbani répond : « Les chrétiens ont le droit de prier chez eux. Nous n’avons aucune objection à ce qu’ils prient chez eux. Mais que les cloches sonnent sur la terre du Prophète Mahomet ? Voilà qui [est contraire aux] instructions du Prophète. Les instructions du Prophète, que nous observons, nous enjoignent : "Expulsez les Juifs et les chrétiens de la péninsule Arabique." Les expulser est incontestablement la prérogative du dirigeant; ils ne devraient avoir le droit d’y vivre que si leur présence est essentielle. (14)» La christianophobie militante et meurtrière est un fait, mais ses manifestations diverses restent peu étudiées, et sont encore mal connues. Les manifestations de judéophobie, allant des menaces aux actions violentes en passant par les appels à la haine, font quant à elles, et fort heureusement, l’objet d’analyses nombreuses et fouillées. Mais qu’en est-il de l’« islamophobie », dénoncée avec virulence par les islamistes radicaux autant que par les musulmans dits modérés, par nombre d’associations « antiracistes » non moins que par les responsables politiques de tous les pays ? L’islamophobie, telle qu’on se la représente ordinairement, apparaît soit comme un préjuge global déplorable mais inoffensif de ceux qui ne connaissent rien de l’islam et n’en aperçoivent que les traits négatifs, soit comme un fantasme, une rumeur, une construction idéologique ou un thème de propagande diffusés massivement par les mouvances diverses de l’islam politique pour justifier leur propre violence contre les non musulmans et s’immuniser contre la critique. Car les « islamophobes » dénoncés, qu’ils soient déclares ou non, sont persécutés, menacés de mort (comme Salman Rushdie) ou assassinés (comme Theo Van Gogh). En outre, le terme « islamophobie » est fondamentalement ambigu, voire équivoque. Et cette équivocité est idéologiquement exploitée par ceux qui veulent mobiliser les musulmans en les présentant comme des cibles privilégiées du « racisme » ou des victimes d’une haine injustifiable venant des non musulmans - les chrétiens et les Juifs, au premier chef. Dans un article incisif portant sur ce qui s’est passé lors de la seconde Conférence mondiale de l’ONU contre le racisme, organisée à Genève du 20 au 24 avril 2009 (« Durban II »), Jacques Julliard a souligne avec force l’imposture : « Les islamistes ont inventé et réussi à imposer à l’échelle internationale un délit d"islamophobie", destiné en principe à protéger les musulmans, en réalité à criminaliser toute critique de cette religion et, en sacralisant l’islam, à faire de tous les pays où elle est religion officielle des lieux où la charia peut être légitimement opposée à l’universalisme des droits de l’homme. Pis que cela, on se prévaut de l’antiracisme, devenu la vache sacrée du monde contemporain, pour constituer un délit de "diffamation des religions", qui est l’un des monuments les plus stupéfiants que la tartuferie moderne ait élevé à l’esprit d’oppression. En 2008, le délit de diffamation des religions a été voté par la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, présidée par la Libye. (15)» La confusion qui règne dans les usages de l’étiquette polémique « islamophobie » a des conséquences graves : elle favorise la restriction croissante du champ d’exercice de la liberté d’expression et de pensée, et met en place un terrorisme intellectuel contraignant les citoyens à l’auto-censure, par peur des représailles (pouvant aller jusqu’à l’assassinat) ou simplement par crainte d’une mort sociale (inévitable effet des dénonciations publiques ou des appels au boycottage). Rien de tel n’est observable concernant les accusations de christianophobie. Pour faire que les débats cessent de ressembler à des dialogues de sourds, il importe d’apporter un minimum de clarification dans l’usage des termes employés, le plus souvent ambigus. Il est tout à fait légitime, dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle-pluraliste, de critiquer un « isme » quel qu’il soit, que ce système de croyances se présente comme une idéologie politique (libéralisme, socialisme, nationalisme) ou comme une religion. L’examen critique relève de la liberté de penser et sa publicité de la liberté d’expression. Mais cette critique perd sa légitimité démocratique dès lors qu’elle s’étend aux adeptes ou aux croyants de l’« isme » considéré. Ce qui est absolument inacceptable, c’est l’appel à stigmatiser, à ségréguer, à discriminer ou à chasser (a fortiori à massacrer) les membres d’un groupe humain en raison des croyances que ses membres partagent. Telle est la distinction minimale mais nécessaire qui doit être faite pour que les controverses sur la question cessent de se réduire à des échanges polémiques ou la mauvaise foi donne la main à la confusion des idées. Le vrai combat est ici d’abord intellectuel, et commence avec le choix des définitions. Si l’on entend par « islamophobie » la critique de la religion musulmane ou de la politique des Etats théocratiques où l’islam est la religion officielle, alors l’islamophobie est acceptable, voire respectable. Mais si l’on use du mot « islamophobie » pour désigner l’appel à la haine contre les musulmans en tant que musulmans, alors l’islamophobie est inacceptable, et doit être condamnée sans réserve. « Islamophobie » signifie dans ce dernier cas « haine des musulmans » et appel à la haine contre eux. Cette forme d’hétérophobie constitue l’une des figures contemporaines du « racisme culturel ». Rien n’est plus significatif que la différence de traitement des « islamophobes », des antijuifs et des « christianophobes ». Les antijuifs déclarés ne font pas l’objet de condamnations à mort sur le modèle des fatwas, ils ne sont pas non plus assassinés par des Juifs fanatiques. David Duke, Robert Faurisson, Dieudoné ou Alain Soral se portent bien et ne vivent pas cachés. Le président iranien Ahmadinejad peut avoir professionnalisé les déclarations publiques antijuives sans avoir plus à craindre pour sa vie que n’importe quel autre chef d’Etat. On imagine aisément qu’il n’en irait pas de même pour un chef d’Etat occidental tenant des propos violemment antimusulmans dans les médias et lors de réunions internationales. Dans les démocraties occidentales, les discours de haine contre un groupe humain particulier sont justement dénoncés dans l’espace public. Ils valent à leurs énonciateurs d’être légalement poursuivis devant les tribunaux. C’est ainsi que les judéophobes patentés sont sanctionnés pour leurs appels à la haine ou à la violence contre les Juifs. Alors que les christianophobes les plus radicaux ne sont dénoncés par personne, hormis quelques rares esprits courageux, chrétiens ou non. Ils ne font qu’exceptionnellement l’objet de poursuites. Ils sont même le plus souvent applaudis, voire héroïsés, par des « défenseurs des droits de l’homme », des « antiracistes » ou des « défenseurs de la laïcité » essentiellement mûs par la haine du christianisme ou des Eglises chrétiennes. Terrible constat que celui du silence et de l’indifférence des manifestants « antiracistes » professionnels accompagnant les massacres de chrétiens. Et l’indifférence vire parfois à la complaisance, par exemple face aux massacres de chrétiens au Soudan. Il en va de même au Nigeria, ce géant de l’Afrique (150 millions d’habitants), où la charia est appliquée depuis le début des années 2000 dans le nord musulman (16). La loi islamique a été renforcée dans 12 des 36 Etats du nord du pays, notamment en ce qui concerne le droit criminel (17). Les pogroms antichrétiens se sont multipliés au cours des années 2000 dans les Etats du nord. Le 11 septembre 2001, dans la ville de Jos, se sont déclenchées des émeutes qui, en quelques jours, ont entraîné la mort d’au moins mille personnes. En décembre 2008, au cours d’émeutes antichrétiennes dans certaines régions du Nigeria, plusieurs groupes musulmans locaux se sont attaqués aux chrétiens, dévastant leurs églises et leurs biens : plus de 300 chrétiens tués (18). En 2004, le même scénario s’était déroulé dans ce pays, faisant plus de 700 victimes chrétiennes. Aux assassinats s’ajoutent la dévastation des lieux de culte chrétiens, ainsi que l’enlèvement et la conversion forcée d’adolescents, spécialement de jeunes filles (19). Nulle « grande conscience » ne s’est indignée devant ces massacres à répétition, aucune organisation de gauche n’a appelé à descendre dans la rue pour protester. Les violences islamistes ont repris au Nigeria durant l’été 2009. Des émeutes provoquées par les islamistes radicaux du mouvement Boko Haram (créé officiellement en 2002) ont fait des centaines de victimes au cours des derniers jours de juillet 2009 dans différents Etats du nord et du nord-est. Action criminelle symbolique de ce nettoyage « religieux » : deux pasteurs ont été assassinés et leurs églises brûlées. Les attaques antichrétiennes ont été lancées le 26 juillet 2009 par cette secte islamiste guerrière, qui a pour tout programme l’instauration d’un Etat islamique « pur ». Son chef, Mohammed Yusuf (né en 1970), est un ancien étudiant en théologie de l’Université islamique de Médine (Arabie Saoudite), passé au jihadisme avant d’avoir terminé ses études. Les bandes islamistes armées qu’il dirigeait (jusqu’à sa mort le 30 juillet 2009) prennent explicitement modèle sur les talibans. L’une des convictions motrices de ces « talibans » africains est que « l’éducation occidentale est un péché » - « l’éducation pécheresse » : telle est la traduction littérale du nom de la secte, en langue Haoussa. Ils considèrent que les écoles et les universités occidentales sont « décadentes », et donc à détruire. Ils légitiment leurs crimes par des accusations mensongères de blasphème portées contre les chrétiens. À en croire Mohammed Yusuf, les membres de son groupe sont prêts à mourir pour l’imposition de la charia dans l’ensemble du Nigeria (20). Un journaliste de Slate.fr, Pierre Malet, raconte ce qui s’est passe du 26 au 28 juillet 2009 : « Des "talibans" attaquent des commissariats en criant Allah-ou Akhbar. Ils égorgent un ingénieur, un pompier, brûlent vif un officier des douanes et un policier. Près de 260 morts en deux jours. Ces scènes d’horreur ne se déroulent pas en Afghanistan, ni même au Pakistan, mais le 28 juillet dans le nord du Nigeria à Maiduguri et dans l’Etat de Bauchi d’ordinaire si paisible, presque léthargique. Les "talibans" en question sont essentiellement des étudiants qui ont quitté l’université plus tôt que prévu. Ils ont créé un sanctuaire à la frontière du Tchad, baptisé " Afghanistan". De ce lieu, leur mouvement (...) organise des attaques contre les "infidèles" et les représentants de l’Etat fédéral (21). » Footballophobie Du 26 au 30 juillet 2009, les émeutes provoquées par les groupes islamistes ont fait plus de 800 morts. Le chef de la secte Boko Haram a été abattu le 30 juillet 2009 au terme d’affrontements sanglants avec les forces de l’ordre. Mais les groupes islamistes n’ont fait que perdre une bataille. Et ils se sont fabriqué des « martyrs », qui deviendront des modèles à suivre. Des violences antichrétiennes mêlées de fantasmes
antijuifs s’observent à peu près partout en Afrique de l’Ouest. La situation
tendue créée au Sénégal - pays longtemps épargné par l’offensive islamiste -
sous la pression d’un islam politique aux multiples formes est ainsi décrite
par Pierre Malet : On sait qu’au Pakistan, où l’islam est la religion dominante, profaner le Coran est passible de la peine de mort. L’islamophobie y est considérée comme un crime. La loi anti-blasphème, depuis 1988, stipule que toute personne soupçonnée de blasphème contre la religion musulmane peut être emprisonnée sur le simple témoignage d’un citoyen (23). Elle est utilisée dans ce pays musulman pour justifier les persécutions religieuses dont les chrétiens, qui représentent environ 2,5 % de la population, sont les principales victimes. La vague d’attaques meurtrières contre les chrétiens a commencé quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001 : l’hostilité à l’égard des « croisés » occidentaux s’est fixée sur les chrétiens locaux, perçus comme complices des « envahisseurs ». Le 28 octobre 2001, un commando de 6 tueurs a tiré sur les fidèles rassemblés dans l’église Saint-Dominique de Bahawalpur (situe à l’est du Pakistan), faisant 16 morts et plusieurs dizaines de blesses. D’autres attaques antichrétiennes meurtrières ont eu lieu en 2002 (24). Le 1er août 2009, dans un village de l’ouest du Pakistan, un « groupe de musulmans en colère » a tué neuf chrétiens, dont deux enfants, et en a blessé une dizaine d’autres, les accusant d’avoir profane le Coran. Les agresseurs ont également incendié quarante maisons et une église. Le ministre des minorités Shahbaz Bhatti a precisé que ces accusations de profanation étaient « sans fondement ». Et d’ajouter : « Les morts sont tous des chrétiens. On m’a dit qu’ils avaient été brûlés vifs (25). » Quelques jours plus tard, le journaliste italien Sando Magister revient sur le massacre : « Ils ont lancé des pierres, incendié les maisons, poursuivi les fugitifs en tirant comme des fous. Bilan : neuf morts, dont sept portent le nom d’Hamid et font partie du même clan familial que le père Hussein Younis, franciscain. Parmi eux, deux enfants. Leur seul tort : être chrétiens. C’était au Pakistan, à Gojra, province de Faisalabad, au Penjab oriental. Il y a au Pakistan 1,3 million de catholiques et autant de chrétiens d’autres dénominations, sur une population totale de 160 millions d’habitants, presque tous musulmans. Mais l’intolérance contre cette minorité peu nombreuse, pauvre et pacifique, est désormais un fait constant qui, par moments, explose en agressions sanglantes. (26) » Le 1er août 2009, les agresseurs musulmans sont arrivés en car (au nombre de huit, selon les témoins), armés de mitraillettes et de bombes. Ils ont justifié leur attaque en lançant aux chrétiens présents qu’ils avaient la même religion que les soldats américains et qu’ils étaient donc des ennemis méritant la mort (27). Les tueurs de chrétiens se représentaient comme des soldats de l’islam, en lutte contre les « croisés » ou les « infidèles », ces « profanateurs » ou ces « blasphémateurs » de l’islam. À leur manière, ils réalisaient le programme cher aux « antiracistes » majoritaires dans certaines instances de l’ONU : engager une lutte impitoyable contre « l’islamophobie ». Les massacres antichrétiens commis par des musulmans fanatiques devraient contraindre à une autocritique dévastatrice ceux qui, abusant de leur pouvoir intellectuel, ont pris la responsabilité de réduire la « lutte contre le racisme » à la « lutte contre l’islamophobie ». Mais il est probable que leur bonne conscience les protègera contre le moindre souffle de culpabilité, en continuant de les aveugler face aux horreurs du réel. Quoi qu’il en soit, il faut constater qu’en matière de lutte contre l’islamophobie imaginaire, le Pakistan est exemplaire. On peut certes trouver aux autorités des circonstances atténuantes : la pression exercée par les islamistes radicaux sur les citoyens empêche la formation d’une société civile sécularisée et limite le domaine d’action de l’Etat. Mais la christianophobie sous toutes ses formes y apparaît comme une implication de la « lutte contre l’islamophobie », donc de la plus récente forme dominante de l’antiracisme - cette si « noble cause ». Dans le spectacle qu’offrent les paradoxes tragiques de l’histoire, les fautes intellectuelles greffées sur les plus nobles causes engendrent régulièrement des conséquences meurtrières. « Néo-communisme et islamisme font rêver les nouveaux « anticapitalistes » du XXIe siecle. » Face à ces assassinats antichrétiens, à ces émeutes meurtrières et à ces massacres de chrétiens commis par les islamistes partout dans le monde, point de campagnes de presse portées par l’indignation, ni de manifestations de protestation. Comme si la peur de paraître « islamophobe » paralysait la faculté de percevoir l’intolérable. Seules certaines catégories de victimes paraissent mériter que la presse s’émeuve de leur sort, et que le monde de la militance « antiraciste » s’ébroue et défile dans les rues. Parmi ces victimes symboliquement privilégiées monopolisant la compassion militante, victimes titulaires qui ne peuvent être ni juives, ni chrétiennes, la palme revient aux Palestiniens musulmans, voire islamistes, perçus comme des « combattants » ou des « résistants ». Quoi qu’ils fassent (égorgements, attentats-suicides), ces derniers semblent monopoliser la faculté d’indignation ou les dispositions à la compassion, notamment dans les pays occidentaux. Ne peut-on faire l’hypothèse qu’un tel parti-pris révèle une haine profonde à l’égard des « Juifs » ou des « sionistes », perçus comme les ennemis absolus par lesdits « combattants » et « résistants » islamistes ? Ce n’est pas l’islamophobie unanimement condamnée qui doit inquiéter, c’est bien plutôt l’islamophilie imposée, politiquement correcte et contagieuse en raison de la peur provoquée par le monde musulman, qui, à force de glissements vers un fondamentalisme intolérant mâtiné de jihadisme, s’est lui-même donné un visage de violence. Ce mélange de peur et de compassion sélective s’exprime dans les attitudes ambivalentes des Occidentaux à l’égard de l’islam et des musulmans. Cette islamophilie contrainte, sous surveillance, devient insensiblement « islamismophilie » chez tous les ennemis des démocraties libérales/pluralistes à l’occidentale, abusivement réduites à l’expression d’un « capitalisme sauvage » ou d’un « néo-libéralisme » répulsif, constructions mythiques qui font opportunément oublier l’existence des dictatures anticapitalistes, de Cuba et du Venezuela à la Corée du Nord. Néo-communisme et islamisme font rêver les nouveaux « anticapitalistes » du XXIe siècle. Alors même qu’elles sont désormais choses du passé, les dictatures totalitaires jumelles du XXe siècle tendent à devenir l’objet exclusif du travail historique ou des analyses sociologiques. Jusqu’au ressassement. Les nouveaux totalitarismes en marche, quant à eux, ne sont guère étudiés, comme si les milieux universitaires ne voulaient surtout pas, une fois de plus, « désespérer Billancourt » - les Billancourts qui se multiplient dans l’ex-Tiers monde. Mais, lorsqu’ils font l’objet d’un discours public, les néo-totalitarismes sont célébrés par les « progressistes » et les « altermondialistes » aussi bien que par les « réalistes » cyniques et les opportunistes sans états d’âme. Tous se veulent « dans le sens de l’Histoire ». Et la « résistance à l’Empire » n’est-elle pas la seule manière d’aller dans le bon sens ? L’antiaméricanisme et l’antisionisme suffisent à nourrir de dogmes et de slogans le nouveau catéchisme du « progressiste » ou du « révolutionnaire ». La conscience antitotalitaire s’éloigne. Les « ismes » à visage inhumain continuent de séduire. Le communisme est toujours célébré par nombre d’intellectuels occidentaux comme une promesse ou comme une « hypothèse » défendable. Et l’islamisme semble à beaucoup d’entre eux une voie à explorer, et même la solution, pour ceux qui veulent en finir avec l’Occident, incarnation du diable à leurs yeux. Il faut se résigner à constater qu’il n’y a pas de « leçons de l’Histoire ». Les messianismes politiques continuent de tromper les peuples, les utopies mortifères n’ont pas cessé d’exalter les intellectuels. Comme les champignons après la pluie, les illusions mortelles, à peine habillées de neuf, renaissent après les catastrophes qu’elles ont provoquées. Pierre-André TAGUIEFF
Notes : (1) Pour une analyse critique, voir Barbara
Lefebvre, « Analyse et remarques de la Licra sur le Rapport "Sur les
manifestations de la diffamation des religions et en particulier sur les
incidences de l’islamophobie sur les jouissances de tous les droits",
rédigé par le Rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines de
racisme », http://www.licra.org/
(repris dans Le Droit de Vivre, n° 620, decembre 2007/janvier 2008, pp. 29-34);
Id., « L’Europe foyer du racisme anti-islamique ? », http://www.lemeilleurdesmondes.org.
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Il
n’est pas fou celui qui perd ce qu’il ne peut garder, afin
de gagner ce qu’il ne peut perdre. (Jim Elliot)
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