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Chrétiens, et rien d’autre !

 

Comment résister à la pression constante d’un monde qui aime de moins en moins les Chrétiens ? Comment être différents sans être bizarres et être comme tout le monde sans se compromettre ? C’est quoi au fond, une vie chrétienne normale ?

Au deuxième siècle de l’ère chrétien, l’auteur anonyme de la lettre à Diognète a essayé de répondre à ce genre de questions. L’opposition à la foi chrétienne est devenue virulente, et il était ‘de bonne guerre’ de salir les Chrétiens en les accusant de tout. L’auteur cherche alors à expliquer ce que sont les Chrétiens, et quelle est leur conduite. Voici quelques lignes marquantes de ce texte ancien :

“Car les Chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n’a rien de singulier. Ce n’est pas à l’imagination ou aux rêveries d’esprits agités que leur doctrine doit sa découverte; ils ne se font pas, comme tant d’autres, les champions d’une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s’ils naissaient à la vie. Les Juifs leur font la guerre comme à des étrangers; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine.

En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les Chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans tous les membres du corps comme les Chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps et pourtant elle n’est pas du corps, comme les Chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde. Invisible, l’âme est retenue prisonnière dans un corps visible : ainsi les Chrétiens, on voit bien qu’ils sont dans le monde, mais le culte qu’ils rendent à Dieu demeure invisible. La chair déteste l’âme et lui fait la guerre, sans en avoir reçu de tort, parce qu’elle l’empêche de jouir des plaisirs : de même le monde déteste les Chrétiens qui ne lui font aucun tort, parce qu’ils s’opposent à ses plaisirs. L’âme aime cette chair qui la déteste, et ses membres, comme les Chrétiens aiment ceux qui les détestent. L’âme est enfermée dans le corps : c’est elle pourtant qui maintient le corps; les Chrétiens sont comme détenus dans la prison du monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde. Immortelle, l’âme habite une tente mortelle : ainsi les Chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l’incorruptibilité céleste. L’âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et la soif : persécutés, les Chrétiens de jour en jour se multiplient toujours plus.”
 

Est-ce possible de vivre ainsi ? Cela, ne risque-t-il pas de nous mener vers une vie coupée du monde, tout en profitant un maximum de ce monde ? Cela a conduit certains à accuser les Chrétiens à être des parasites, et des pacifistes dangereux, des marginaux à tenir sous surveillance.

Une des réponses classiques contre l’accusation que le pacifisme chrétien est impraticable et qu’il conduit à vivre en parasite de la société, avait été donnée en son temps par le comte Leon Tolstoy, l’auteur bien connu de Guerre et Paix, et qui était un chrétien très interpellé par le Sermon sur la montagne et le christianisme qu’il présente. Il le fait dans une nouvelle, écrite en 1893.[1]

Marchez dans la lumière tant qu’il y a de la lumière

Il y met en scène deux hommes, Julius et Pamphilius, au temps de l’empire romain. Le premier est un riche héritier en recherche de la vérité, le deuxième est un chrétien. Julius lance plusieurs accusations à son ami sur la façon de vivre des chrétiens qui mettrait en danger l’existence même de l’empire. Voici quelques courts extraits :

- … Vous, les chrétiens, vous profitez de la protection de l’Etat sans même le reconnaître !

- Tu te trompes si tu penses que nous profitons de votre protection sans l’admettre. Notre bien-être n’exige pas cette protection, et personne ne peut nous en faire un procès d’intention. (…) Nous ne craignons pas une invasion des barbares. S’ils devaient se mettre à nous enlever le produit de notre travail, nous le leur donnerions. S’ils nous demandaient de travailler pour eux, nous le ferions avec joie. Non seulement, ils n’auraient pas de raison de nous tuer ou de nous maltraiter, ce serait même contre leur intérêt. Très vite, ils nous comprendraient et apprendraient à nous aimer, et nous aurions moins à craindre d’eux que de ces gens civilisés qui nous entourent maintenant et qui nous persécutent…

- Si on vous écoutait, la société se disloquerait et nous retournerions à une sauvagerie primitive. Tout en vivant sous un gouvernement, vous prêchez la destruction de l’Etat. Pourtant, vous dépendez de ce même gouvernement. Sans lui, vous n’existeriez pas. Vous seriez tous les esclaves des Scythes ou des barbares… Vous êtes comme une tumeur qui détruit le corps… !

- … Tu dis que l’Etat nous protège contre nos ennemis, ceux à l’extérieur comme ceux à l’intérieur. Mais nous aimons nos ennemis, et ainsi, nous n’en avons pas… Nous ne connaissons rien à la politique, mais nous savons une chose, et cela avec une certitude totale : notre bien-être dépend uniquement du bien que nous faisons aux autres, et ce bien-là, nous le cherchons… On nous accuse de violence, mais notre seule participation dans la violence est le fait de la subir patiemment. Notre enseignement, nous ramène-t-il à la sauvagerie ? Le meurtre, le brigandage et tous les maux sont avec nous depuis bien avant le Christianisme. Depuis toujours, on lutte contre ces choses, mais sans succès, parce qu’on se sert de moyens que nous déplorons, en répondant par la violence à la violence. Cela, peut-il contrôler la violence ? Au contraire, cela ne fait que la provoquer en semant la haine et l’exaspération.

Regarde le puissant Empire Romain. Nulle part ailleurs on prend tant de peine pour les lois. … Pourtant, il n’y a pas de ville au monde aussi embourbée dans le crime et dans la corruption que Rome. … Et ce n’est pas étonnant. Le crime et le mal peuvent seulement être opposés avec succès par la méthode des Chrétiens qu’est l’amour, et non pas par les méthodes de la vengeance, de la punition et de la violence. … Tu n’aimerais pas que les gens soient comme des prisonniers qui s’abstiennent du mal seulement parce qu’ils sont gardés par leurs geôliers. Mais aucune loi, restriction ou punition ne peut leur enlever l’envie du mal et leur donner le désir de faire le bien. Cela n’est possible qu’en détruisant le mal à sa racine, et donc, dans le cœur de l’homme. C’est ce que nous nous efforçons de faire, tandis que vous essayez seulement de réprimer les manifestations visibles du mal. Vous ne cherchez pas sa source et vous ne savez pas où elle se trouve. Ainsi, vous ne la trouverez jamais…
 

Le récit suivant est une illustration intéressante de ce genre de vie. Je l’ai trouvé dans un commentaire sur le Sermon sur la Montagne [2]

La ville imprenable

“On m’avait ordonné de marcher contre une petite ville du Tyrol et de l’assiéger, – dit le vieux colonel. – Nous avions subi une résistance acharnée dans cette partie du pays, mais nous étions sûrs de gagner parce que tous les avantages étaient de notre côté. Cependant, ma confiance fut secouée par une remarque d’un homme que nous avions fait prisonnier.

- Vous ne prendrez jamais cette ville, parce qu’ils ont un chef invincible.

Je demandais à l’un de mes officiers : - Qu’est-ce qu’il veut dire, ce rustre ? Qui est ce chef de qui il parle ?

Personne ne semblait pouvoir répondre à ma question, alors, dans l’éventualité qu’il avait dit vrai, j’ai redoublé mes préparations. En descendant par un col dans les Alpes, je vis avec surprise que le bétail se trouva encore dans les pâtures, et que les femmes et les enfants -oui, même des hommes- étaient en train de travailler dans les champs.

J’ai pensé : Ces gens ne nous attendent pas, ou alors, c’est une piège pour mieux nous prendre. Mais en approchant de la ville, nous rencontrâmes pas mal de gens sur la route. Ils avaient le sourire et continuaient comme si nous n’étions pas là.

Finalement, nous avons atteint la ville. Les drapeaux dans le vent, les trompettes lançant le défi, les armes prêtes, nous pénétrâmes dans les rues. Des femmes portant des bébés venaient aux fenêtres et aux portes. Certaines avaient l’air surprises et tenaient plus fort leurs bébés, pour, ensuite, vaquer à leurs occupations domestiques sans panique ni confusion. Il devenait impossible de maintenir une discipline rigide, et je commençai à me sentir un peu stupide. Mes soldats répondirent aux questions des enfants, et je vis un vieux guerrier envoyer un bisou à une petite fille aux cheveux dorés dans l’embrasure d’une porte. - Exactement l’âge de ma petite Lisa, dit-il tout bas. Et toujours pas de signe d’embuscade. Nous nous dirigeâmes vers la grande place centrale, face à l’Hôtel de ville. S’il y avait de la résistance quelque part, ce serait ici.

Au moment même que j’approchai de l’Hôtel de ville, un vieillard aux cheveux blancs, portant les insignes de bourgmestre, avança, suivi de dix hommes habillés comme de simples paysans. Ils étaient dignes, et ne parurent pas être très impressionnés par le groupe armé devant eux. Or, nous étions les soldats les plus terribles de la puissante armée autrichienne.

Le vieillard descendit des marches jusqu’à côté de mon cheval. ‘Bienvenu, mon frère !’ cria-t-il. Un de mes aides de camp s’apprêta à le transpercer de son épée, mais j’avais bien vu l’absence de toute duplicité sur le visage du vieillard.

- Où sont tes soldats ? fut ma question.

- Mes soldats ? Mais, tu ne sais donc pas que nous n’en avons aucun ? Il me parlait comme un homme étonné, comme si je lui avais demandé : où sont tes géants ? ou : où sont tes nains ?

- Mais nous sommes venus prendre ta ville.

- Eh bien, personne ne vous arrêtera.

- Il n’y a personne ici pour combattre ?

A cette question, le visage du vieillard s’illumina. Je n’oublierai plus jamais son sourire de ce moment. Souvent, plus tard, au milieu d’une bataille sanglante, je vis soudainement le sourire de cet homme - et d’une façon, j’eus de la haine pour ce que je faisais. Voici ce qu’il nous dit en toute simplicité : – Non, il n’y a personne ici pour combattre. Nous avons choisi Christ comme notre Chef, et il nous a enseigné à agir autrement.

Que pouvions-nous faire ? Il me sembla qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de partir et de laisser cette ville. C’était impossible de la prendre. Si j’avais commandé mes soldats à ouvrir le feu sur ces hommes, ces femmes et ces enfants souriants, je sais qu’ils ne m’auraient pas obéi. Même la discipline militaire connaît ses limites. Pourrais-je commander ce vieux soldat effrayant de tirer sur la fille qui lui rappela sa petite Lisa ? J’ai rapporté au Quartier Général que la ville avait offert une résistance invincible, même si cette admission devait porter atteinte à ma réputation militaire. Mais j’avais raison. Nous avions été vaincus par ces gens simples qui suivaient implicitement les ordres de Jésus-Christ.”
 

A un Diognète moderne, pourrait-on écrire ce genre de choses sur le Christianisme que nous pratiquons ?

Voir aussi : Le chrétien et la guerre.
 

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[1] Leon Tolstoy, Walk in the light while there is light, Farmington (PA) et Robertsbridge (East Sussex) : Plough, 1998, pp. 8-65.

[2] Clarence Jordan, Sermon on the Mount, Valley Forge, PA : Judson Press, 1970, p 41,42. Le récit est condensé de Anna Pettit Broomell, The friendly story caravan, publié par JB Lippincott Co.
 

 

   
 

Il n’est pas fou celui qui perd ce qu’il ne peut garder, afin de gagner ce qu’il ne peut perdre. (Jim Elliot)