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La conscience : évidence de l’Autre ?
 

C. S. Lewis, (1898-1963) était professeur de littérature anglaise à Oxford d’abord, à Cambridge ensuite. D’origine un athée, Lewis est devenu chrétien et un défenseur populaire de la foi chrétienne. Il a écrit beaucoup de livres d’apologie de la foi, souvent des lises sur écrit de causeries à la BBC. Il est aussi l’auteur d’oeuvres de fiction, dont une trilogie de science fiction remarquable et la série de Narnia, en voie d’être produite pour le cinéma. 

Dans son livre Voilà pourquoi je suis chrétien il explique ce qu’est le Christianisme. Il est le fruit d’une série de conférences à la BBC durant la deuxième guerre mondiale. Les premiers chapitres constituent une défense de la foi en général et de la foi chrétienne en particulier. J’en produis ici quelques larges extraits.

Le livre est toujours en vente sous le titre : Les fondements du Christianisme.

 

Le Bien et le Mal : une Loi ou une illusion ?


Or cette Loi ou Règle concernant le Bien et le Mal est appelée communément la Loi de nature. De nos jours, quand nous parlons des “Lois de la nature”, nous pen­sons habituellement à des phénomènes physiques comme la gravitation, l’hérédité, ou les lois de la chimie. Mais quand les penseurs d’autrefois appelaient “Loi de nature” la Loi du Bien et du Mal, ils pensaient réellement à la Loi de la nature humaine. L’idée était que, de même que tous les corps sont gouvernés par la loi de la gravitation et les organes par les lois biologiques, de même la créature appelée homme a aussi sa loi — avec cette grande différence qu’un corps ne peut choisir s’il doit obéir ou non à la loi de la gravitation, mais un homme peut choisir d’obéir ou de désobéir à la Loi de la nature humaine.

Nous pouvons présenter cette notion de façon différente. Tout homme est, à chaque moment, sujet à différentes catégories de lois, mais il n’y en a qu’une seule qu’il a la liberté d’enfreindre. En tant que corps, il est soumis à la gravitation; si vous le laissez sans support dans l’air, il n’a d’autre choix que de tomber, comme une pierre. De par son organisme, l’homme comme l’animal est soumis aux diverses lois biologiques et ne peut les transgresser. Autrement dit, l’homme ne peut désobéir à ces lois qu’il partage avec d’autres choses; mais la loi du Bien et du Mal spécifique à sa nature humaine, qui le différencie d’avec les animaux, les végétaux ou les choses inorganiques, est la seule qu’il puisse violer s’il le veut.

On appela cette loi “la Loi de nature” ou encore la “Loi naturelle” car les gens pensaient que chacun la connaissait d’instinct et n’avait nul besoin d’être enseigné. Ils ne prétendaient pas, naturellement, qu’on ne puisse rencontrer ici et là un individu excentrique ignorant cette loi, tout comme vous trouvez quelques personnes qui ne discernent pas les couleurs ou ne peuvent retenir une mélodie. Mais, considérant la race humaine comme une entité, ils pensaient que l’idée du Bien était une évidence pour quiconque. N’avaient-ils pas raison ? Sinon, tout ce que nous disons sur la guerre serait un non-sens. Quelle valeur donner à l’affirmation que l’ennemi avait tort, si ce n’est par le fait que les nazis, autant que nous, connaissaient le Bien comme une réalité constante à mettre en œuvre ? S’ils n’avaient eu aucune notion de ce que nous entendons par Bien, en dépit du fait qu’il eût fallu quand même les combattre nous n’aurions pu les blâmer davantage pour leurs actes que pour la couleur de leurs cheveux.

L’idée d’une loi naturelle ou d’une conduite correcte connue de tous est contestable, disent certains, parce que diverses civilisations et époques ont eu des morales foncièrement différentes.

Mais ce n’est pas vrai. Certes, il y eut des différences entre leurs morales, mais elles n’ont jamais atteint le degré de divergence totale. Si quiconque prenait la peine de comparer l’enseignement moral des anciens Egyptiens, Babyloniens, Hindous, Chinois, Grecs et Romains, il serait frappé de constater combien ces morales se ressemblent et sont proches de la nôtre. Pour ne pas trop nous éloigner de notre sujet, je prie simplement le lecteur de réfléchir pour lui-même à ce que signifierait une morale entièrement différente. Imaginez un pays où l’admiration irait aux bagarreurs forcenés et où la duperie serait l’échange de la bienveillance. Ce serait imaginer de la même façon un pays où deux plus deux feraient cinq. Les hommes peuvent avoir une opinion différente quant aux gens dignes de leur dévouement. Mais il est reconnu que l’on ne doit pas vivre pour soi. L’égoïsme n’a jamais été objet d’admiration. Et même si les hommes ont des avis différents quant à savoir s’ils auraient une épouse ou quatre, ils ont toujours été d’accord sur un point : l’homme ne peut posséder chaque femme qu’il désire.

Mais voici l’observation la plus remarquable. Chaque fois qu’un homme vous affirme ne pas croire à la notion du Bien et du Mal, vous le surprendrez à se contredire peu après. Si vous essayez, par exemple, de lui rendre la pareille d’une promesse qu’il n’a pas tenue, il s’écriera : “ce n’est pas juste”, avant même que vous ayez pu ouvrir la bouche. Une nation peut arguer que les traités conclus n’ont pas de valeur; et, l’instant d’après, aggraver son cas en affirmant que le traité particulier qu’elle veut rompre est injuste. Or, si les traités sont sans valeur, et si le Bien et le Mal n’existent point — autrement dit s’il n’y a pas de Loi de nature — quelle différence y aurait-il entre un traité juste et un injuste ? Individus et nations ne se sont-ils pas trahis et n’ont-ils pas montré, en dépit de leurs affirmations, qu’ils connaissaient la Loi naturelle ?

Nous sommes donc contraints, semble-t-il, de croire réellement au Bien et au Mal. On peut quelquefois se tromper, comme il arrive parfois qu’on fasse une erreur dans une addition, mais ce n’est pas affaire de goût ni d’opinion, pas plus que de table de multiplication. Si donc nous sommes d’accord sur ce point, passons au suivant. Aucun de nous ne respecte vraiment la Loi de nature. S’il en est parmi vous faisant exception à la règle, je les prie de m’excuser. Il vaudrait mieux qu’ils lisent un autre livre, car rien de ce que je vais dire ne les concerne. Je m’adresse plutôt aux êtres humains normaux.

Mon souhait est que vous ne vous mépreniez pas sur ce que je vais exposer. Sans vouloir faire un sermon, car je ne prétends pas être meilleur que quiconque, j’essaie seulement d’attirer votre attention sur ce qui suit : nous , avons aujourd’hui même oublié de pratiquer la conduite que nous attendons d’autrui. Que d’excuses nous inventons-nous ! Lorsque vous avez été si injuste envers vos enfants, c’est que vous étiez très fatigué... Cette affaire d’argent quelque peu louche — quasiment oubliée — ne daterait-elle pas d’un moment où vous tiriez le diable par la queue ? Et ce que vous aviez promis de faire en faveur d’un déshérité et que vous n’avez jamais fait; — eh bien, lui auriez-vous promis votre aide si vous aviez su par avance à quel point vous seriez occupé ? En ce qui concerne votre conjoint, ou votre frère ou sœur, n’est-ce pas parce qu’ils sont irritants que vous vous conduisez de la sorte envers eux ? Mais quel poison que cet auteur, pensez-vous ! J’agis exactement de la même façon. Autrement dit, je ne réussis pas non plus à respecter la Loi de nature. Dès que l’on me signale mes travers, naît aussitôt dans mon esprit un long chapelet d’excuses. Et la question du moment n’est pas de savoir si mes excuses sont bonnes. Que nous l’aimions ou non, nos excuses même prouvent que nous croyons la Loi naturelle. Si nous ne croyions pas en une doctrine du Bien, pourquoi serions-nous si anxieux de trouver des excuses à nos manquements ? En vérité, nous sommes tellement attachés à la bienséance — constituée le Règles ou de Lois — que nous ne pouvons en aucune façon supporter le fait de la bafouer. Ceci entraîne que nous préférons en esquiver la responsabilité. C’est seulement pour justifier notre conduite déplorable — remarquez-le bien — que nous avançons maintes explications. Si notre mauvaise humeur est à blâmer, c’est, disons-nous, parce que nous sommes fatigués, préoccupés ou affamés. Par contre, nous nous attribuons la mérite de notre bonne humeur.

Une objection


D’autres personnes m’ont écrit : “Ce que vous appelez la Loi morale, n’est-ce pas simplement une convention sociale, quelque idéal que nous inculque l’éducation ?” Je crois que cette opinion relève d’un malentendu. Les gens qui posent cette question admettent généralement que tout ce que nous avons appris de nos parents et de nos maîtres n’est qu’une invention humaine. Mais ce n’est pas le cas. On nous enseigne à l’école la table de multiplication. Un enfant qui grandirait solitaire sur une île déserte ne la connaîtrait pas. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que la table de multiplication soit une convention inventée par les hommes et de règle différente s’ils l’avaient voulu ! Je suis pleinement d’accord que nous apprenons de nos parents et de nos maîtres, de nos amis et de livres la Règle de conduite morale, comme nous recevons d’eux tout le reste. Mais si certaines des règles enseignées ne sont que de pures conventions, différentes suivant les pays, d’autres pourtant, comme les mathématiques, sont des vérités réelles. La question demeure de savoir à quelle classe appartient la Loi naturelle.

Deux raisons permettent d’affirmer qu’elle est une vérité aussi réelle que les mathématiques. La première est que, comme je l’ai dit dans le premier chapitre, malgré les divergences entre les idées morales d’une époque ou d’un pays quelconque, les différences ne sont réellement pas très grandes, et moins importantes que ne l’imaginent la plupart des gens. Vous pouvez repérer la même loi qui les inspire alors que les pures conventions, telles le code de la route ou la mode vestimentaire, peuvent diverger nettement. L’autre raison est la suivante : quand vous réfléchissez à ces différences entre la morale d’un peuple et celle d’un autre, croyez-vous que l’une d’elles soit toujours meilleure ou pire que l’autre ? Les changements intervenus ont-ils tous constitué des améliorations ? S’il n’en était rien, alors naturellement jamais ne se produirait le moindre progrès moral. Le progrès signifie non pas simplement un changement, mais un changement vers le mieux. Si aucun code d’idées morales n’était plus vrai ou meilleur qu’un autre, pourquoi préféreriez-vous la morale des civilisés à celle des sauvages, ou la morale chrétienne à celle des nazis ? En fait, nous croyons tous fermement que certaines morales sont supérieures à d’autres. Certains individus, concevant une meilleure morale que celle de leurs voisins, influencèrent profondément leur époque, et devinrent des réformateurs ou des pionniers, car ils concevaient la morale mieux que leurs voisins.

Dès l’instant où vous affirmez qu’une morale est meilleure qu’une autre, vous vous référez au critère d’une morale supérieure vers laquelle elle tend davantage que l’autre. En réalité, vous les confrontez à quelque morale vraie, qui doit exister réellement, indépendamment de ce que pensent les gens. Vous considérez que les idées de certains sont plus proches de cette valeur suprême que d’autres. Exprimons-le différemment. Si vos idées morales peuvent être plus vraies, et celle des nazis moins vraies, il doit exister quelque chose — quelque morale étalon — qui sert de référence. La raison pour laquelle votre idée de New York peut être plus juste que la mienne, tient à ce que New York est un lieu réel, existant à part de ce que pense l’un ou l’autre d’entre nous. Si, au sujet de “New York”, chacun parlait seulement de “la ville qu’il imagine dans sa propre tête”, comment l’un de nous pourrait-il s’en faire une image plus juste que l’autre ? La vérité ou l’erreur n’entreraient plus en ligne de compte. De même si la Règle de conduite morale signifiait seulement “ce qu’une nation approuve”, il n’y aurait aucun sens à dire qu’une nation au cours de son histoire aurait eu un code moral meilleur qu’une autre; prétendre que le monde puisse devenir meilleur ou pire sur le plan moral serait d’ailleurs aussi insensé.

Je conclus donc. Bien que les différences entre les idées des gens concernant la bonne conduite nous fassent souvent douter de l’existence réelle d’un code de bonne conduite, ce que nous sommes contraints de penser au sujet de ces différences prouve exactement le contraire.

Ils devraient …


Ce que nous appelons communément les lois de la nature — le temps, par exemple, qui influence la croissance d’un arbre — peuvent en fait ne pas être des “lois” au sens strict du terme, mais plutôt de simples conventions du langage. Lorsque vous dites que les pierres obéissent toujours, en tombant, à la loi de la pesanteur, n’est-ce pas affirmer que la loi signifie “ce que les pierres font toujours” ? Vous ne pensez vraiment pas que lorsqu’une pierre est abandonnée dans l’air, elle se rappelle soudain à l’ordre de choir. Vous voulez seulement dire qu’en fait, elle tombe. En d’autres termes, vous ne sauriez être sûrs qu’il y a quelque chose par-delà les faits eux-mêmes, quelque loi commandant ce qui doit arriver, distincte de ce qui se produit réellement. Les lois de la nature, telles qu’elles s’appliquent aux pierres et aux arbres, ne peuvent qu’expliquer “ce qui se passe réellement dans la nature”.

Mais si vous considérez maintenant la Loi de la nature humaine, la Règle de la bonne conduite, c’est une question différente. Cette Loi ne signifie certainement pas “ce que les humains font, en fait”; car, ainsi que je l’ai déjà dit, nombre d’entre eux n’obéissent pas du tout à cette loi, et aucun ne la respecte complètement. La Loi de la pesanteur vous avertit de ce que font les pierres si vous les lâchez; mais la Loi de nature vous annonce au contraire ce que les êtres humains devraient faire et ne font pas. Autrement dit, quand vous vous occupez d’humains, un autre élément intervient, au-dessus et au-delà des faits véritables. Vous avez les faits (la conduite des hommes) et vous avez en plus quelque chose d’autre (la façon dont ils devraient se conduire). Dans les autres domaines de l’univers, les faits suffisent par eux-mêmes. Les électrons et les molécules agissent d’une certaine manière, et certains résultats en découlent. Mais les hommes, en ce qui les concerne, se conduisent d’une certaine façon et “la boucle reste inachevée”, car vous savez pertinemment qu’ils devraient se conduire autrement.

Or, c’est un fait si spécifique qu’on est tenté d’en donner une explication plausible. On peut, par exemple, essayer de prouver ceci : critiquer le comportement d’un individu revient à constater que, comme une pierre n’a pas la forme souhaitée, les agissements de cet homme ne sont pas à votre convenance. C’est faux, ni plus, ni moins. Un individu s’octroyant la meilleure place dans le bus parce qu’il était le premier, ou un homme profitant que je tourne le dos pour se glisser et déplacer mes bagages de mon coin réservé, présentent l’un comme l’autre un désagrément pour moi. Mais je blâme le second et non le premier. Je ne suis pas courroucé — sauf peut-être un instant avant de me ressaisir — envers un homme qui me fait trébucher par hasard; mais je suis en colère contre celui qui essaie de me faire un croc-en-jambe, même sans succès. Cependant, le premier m’a causé plus de tort que le deuxième. Quelquefois, la conduite que je baptise mauvaise ne me gêne nullement, bien au contraire. Au cours d’une guerre, chaque camp peut estimer un traître, du parti adverse, fort utile. Or, bien qu’on utilise ses services et qu’on les rémunère, il est considéré comme une vermine humaine. Aussi ne peut-on affirmer que la conduite baptisée correcte chez autrui est simplement, celle qui se révèle utile pour nous. …

Si je demande : “Pourquoi dois-je bannir l’égoïsme de ma vie ?” et qu’on me réplique : “Parce que c’est profitable pour la société”, je rétorque alors : “Pourquoi me soucierais-je de ce qui est bon pour la société, quand ce que je fais me rapporte personnellement ?” A ce moment-là on ne pourra que me répondre : “Parce que vous devez être altruiste”, ce qui nous ramène tout bonnement au début de la discussion. Vous dites ce qui est vrai, mais sans aller plus loin. Si un homme demandait à quoi cela rime de jouer au football, ça n’avancerait guère de lui répondre “pour marquer des buts”. Essayer de marquer est le jeu même, non la raison d’être du jeu. Ce serait en somme affirmer “le football est le football”; vérité inutile d’être rappelée. De même, si un individu demande à quoi sert une bonne conduite, que vaut la réplique “afin que la société en bénéficie”, car s’efforcer de rendre service à la société ou être altruiste (“société”, après tout, désigne les autres hommes), est l’une des composantes de la bonne conduite; cela revient à dire que la bonne conduite est la bonne conduite. Vous en auriez dit tout autant si vous vous étiez borné à déclarer : “Les hommes doivent être altruistes.”

J’en ai terminé. Les hommes devraient être altruistes. Non pas qu’ils le soient ou qu’ils aiment l’être, mais qu’ils devraient l’être. La Loi morale n’est pas simplement un fait relatif à la nature humaine comme la loi de gravité l’est pour les objets. Il ne s’agit point cependant d’une création de notre imagination, car cette idée nous obsède ! Et la plupart des appréciations que nous portons sur les hommes se réduiraient à un non-sens si cette obsession nous quittait. Ce n’est pas non plus une affirmation sur la façon dont nous désirerions voir les hommes se conduire en notre faveur. La conduite qualifiée par nous de bonne ou mauvaise n’est pas exactement la conduite que nous estimons néfaste à notre endroit, et peut être même exactement l’opposée. En conséquence, cette Règle du bien et du mal, cette loi supérieure à la nature humaine, exprimée de mille et une manières, doit, de façon ou d’autre, être une réalité que nous n’avons pas fabriquée, mais qui existe en soi. Néanmoins, ce n’est pas un fait au sens commun du terme, comme notre conduite réelle l’est incontestablement. On commence à devoir admettre qu’il y a plus qu’une forme de réalité; qu’il existe, dans ce cas particulier, quelque chose au-dessus et au-delà des faits ordinaires de la conduite humaine, on ne peut plus réel. Une loi impérative qu’aucun de nous n’a élaborée, mais dont nous ressentons la pression.

La conscience : une évidence de l’Autre ?


L’affaire se présente ainsi. Nous voulons savoir si l’univers existe comme ça, sans raison, ou s’il se trouve une puissance qui le façonne. Puisque cette puissance, si elle existe, ne saurait être l’un des faits observés, mais la réalité même qui les aurait créés, rien ne pourrait la révéler. Il n’y a finalement aucun moyen par lequel nous puissions savoir s’il existe autre chose si ce n’est notre propre cas. Justement dans ce cas unique nous le découvrons. Posons le problème différemment. S’il existait hors de l’univers une puissance régissant tout, elle ne pourrait se révéler à nous comme étant l’un des faits au sein de l’univers — pas plus que l’architecte d’une maison ne saurait être un mur, un escalier ou le foyer de cette demeure qu’il aurait conçue. La seule façon dont nous pourrions espérer qu’elle se manifeste serait donc dans notre être intérieur comme une influence ou un ordre essayant de nous inciter à adopter une certaine conduite. Or, voilà justement ce que nous ressentons en nous. Sans aucun doute, cette constatation devrait susciter notre attention. Dans le seul cas où vous pouvez espérer une réponse elle s’affirme positive; dans les autres cas, où aucune réponse ne vous parvient, vous comprenez quelle en est la raison.

Supposons qu’on me demande pourquoi je déduis qu’il s’agit de lettres en voyant un préposé, en tenue, déposer de petites enveloppes cachetées à chaque maison ? Je répliquerais : “parce que, chaque fois qu’il laisse une chose semblable, pour moi il s’agit en vérité d’une lettre.” Et si mon interlocuteur objectait : “mais vous n’avez jamais vu pourtant si ce sont véritablement des lettres que les autres personnes reçoivent”, je dirais : “certes non, et je n’y compte pas, parce qu’elles ne me sont pas adressées. L’explication m’est fournie par les enveloppes identiques à celles que j’ai le droit de lire.” Il en va de même à l’égard de la question traitée. Le seul pli dont il me soit permis de prendre connaissance, c’est l’Homme. Quand je le fais, surtout quand je scrute cet homme particulier appelé Moi, je découvre que, n’existant pas de mon propre chef, je suis soumis à une loi; quelqu’un ou quelque chose veut que je me conduise d’une certaine manière. Je ne pense pas, naturellement, que si je pouvais pénétrer dans une pierre ou un arbre, j’y trouverais exactement la même chose, tout comme il ne me vient pas à l’esprit que les autres habitants de la rue reçoivent les mêmes lettres que moi. Si je m’attends aussi simplement à ce qu’une pierre obéisse à la ‘loi de la gravité, pourquoi n’existerait-il pas quelque chose me disant d’obéir à la loi de ma propre nature ? Si une puissance oblige la pierre à obéir aux lois de sa nature de pierre, je peux m’attendre à découvrir, pour ainsi dire, dans tous les cas, un expéditeur des lettres, une puissance qui dirige les faits, un directeur, un guide.

Ne pensez pas que j’aille trop vite. Je suis encore à des centaines de lieues du Dieu de la théologie chrétienne. Tout ce à quoi j’ai abouti pour l’instant c’est à Quelque Chose qui gouverne l’univers et qui existe en moi. Une loi particulière me pressant de faire le bien et me donnant une impression de culpabilité quand je fais le mal. Je crois que nous devons présumer qu’il s’agit plus d’un esprit que de tout autre élément connu — parce que, après tout, la seule chose différente que nous connaissons est la matière et l’on peut difficilement imaginer un fragment de matière dispensant des directives. Bien entendu, il n’est pas nécessaire que ce soit un être semblable à un esprit, encore moins à une personne.

Le panthéisme : et si tout était illusion ?


On peut répartir les gens qui croient en Dieu, d’après le Dieu dans lequel ils croient. Deux idées différentes s’affrontent sur ce point. L’une est l’idée que Dieu transcende le Bien et le Mal. Les humains qualifient telle chose de bonne et telle autre de mauvaise. Mais c’est seulement, d’après certains, un jugement humain. Car plus vous devenez sage, dit-on, moins vous sentez le besoin d’attribuer le qualificatif bon ou mauvais à qui que ce soit.

Plus clairement alors, vous vous rendez compte que toute chose est bonne en un sens et mauvaise dans un autre et qu’il ne saurait en être autrement. Ces gens pensent donc que, bien avant d’approcher du concept divin, la distinction aura totalement disparu. Vous qualifiez de mauvais un cancer, disent-ils, parce qu’il tue un homme; mais vous pourriez aussi bien appliquer ce qualificatif à un chirurgien couronné de succès pour avoir tué un cancer. Ceci dépend simplement du point de vue duquel on se place. Une autre conception opposée affirme que Dieu est indubitablement ‘bon’ ou ‘juste’. Il prend parti, aime l’amour et rejette la haine. Il veut de plus que nous nous conduisions d’une certaine façon et non d’une autre. La première de ces conceptions — celle qui situe Dieu au-delà du Bien et du Mal — est appelée le Panthéisme. Elle a été défendue par le grand philosophe prussien Hegel et par les Hindous eux-mêmes. L’autre conception tient des Juifs, des Mahométans et des Chrétiens.

Cette forte différence entre le Panthéisme et l’idée chrétienne de Dieu n’est pas la seule. Il s’en présente généralement une autre. Les Panthéistes croient que Dieu, pour ainsi dire, anime l’univers comme vous animez votre corps. Tout ce qui est, est Dieu, de sorte que si l’univers n’existait pas, Dieu non plus n’existerait pas et tout ce qu’on trouve dans l’univers, selon eux, est une partie de Dieu. L’idée chrétienne est complètement différente. Elle avance que Dieu a inventé et créé l’univers — comme un homme faisant un tableau ou composant une mélodie. Un peintre n’est pas un tableau et il ne meurt pas si son tableau est détruit. Dire : “qu’il a mis beaucoup de lui-même dans son œuvre” signifie simplement que toute la beauté et l’intérêt du tableau sont sortis de lui. Son art pictural ne reflète cependant pas intégralement ce qu’il a conçu ou voulu exécuter. J’espère que vous discernerez comment cette différence entre Panthéistes et Chrétiens est de même nature que la précédente. Si vous ne prenez pas au sérieux la distinction entre le Bien et le Mal, il est alors facile de prétendre que tout ce que vous découvrez dans ce monde est une partie de Dieu. Mais, naturellement, si vous estimez que certaines choses sont vraiment mauvaises, alors que Dieu est réellement bon, vous ne pouvez plus penser cela. Il vous faut croire que Dieu est distinct du monde et que certaines choses que vous y voyez sont à l’opposé de sa volonté. En face d’un cancer ou d’un taudis, le Panthéiste peut s’écrier : “Si vous pouviez considérer ces faits seulement du point de vue divin, vous vous rendriez compte que c’est Dieu encore”. Le chrétien rétorque : “Ne racontez pas de ces damnées sottises.” Car, selon lui, le christianisme est une religion de combat qui affirme que Dieu a créé le monde. L’espace et le temps, la chaleur et le froid, toutes les couleurs et les saveurs, les animaux et les végétaux ont été conçus par Son intelligence aussi facilement que s’invente une histoire. Mais elle professe aussi qu’un grand nombre de choses, dans le monde créé par Dieu, ont mal tourné et qu’il insiste Lui-même fortement pour que nous les remettions en ordre. Naturellement, ceci soulève une très grave question.

Si un Dieu bon a fait le monde, pourquoi ce monde est-il devenu mauvais ? Pendant des années, j’ai tout simplement refusé de prêter l’oreille aux réponses chrétiennes à cette question, parce que je m’obstinais à penser : “Quoi que vous disiez, et quelque habile que soit votre argumentation, il est plus simple et facile d’affirmer que le monde n’est pas l’œuvre d’un pouvoir intelligent. Toutes vos arguties ne sont-elles pas simplement une tentative compliquée pour éluder l’évidence ?” Mais pareille affirmation me rejetait alors dans une autre difficulté.

L’argument que je retenais contre Dieu était que l’univers paraissait si cruel et si injuste ! Mais d’où pouvait bien me venir cette idée de juste et d’injuste ? On ne peut qualifier une ligne de brisée à moins qu’on ait la notion de ligne droite. A quoi comparais-je cet univers quand je l’appelais injuste ? Si tout le spectacle était mauvais et sans signification de A à Z, pourquoi donc moi, acteur supposé, avais-je une telle réaction contre lui ? C’est l’exemple d’un homme qui se sent tout trempé quand il tombe à l’eau, car contrairement au poisson qui n’a jamais pareille sensation, il n’est pas un animal aquatique. Naturellement, j’aurais pu abandonner mon idée de justice en disant que ce n’était qu’une idée personnelle. Mais se résoudre à cela annulait mon argument contre Dieu de la même façon. Car mon plaidoyer tenait à l’opinion que le monde était réellement injuste, et non qu’il ne plaisait pas à mes fantaisies.

Donc, prouver l’inexistence de Dieu — ou, en d’autres termes, que la réalité dans son ensemble était un non-sens — me contraignait à accepter qu’une partie de la réalité (mon idée de justice) était pleine de sens. De ce fait, l’athéisme se révélait trop simple. Si tout l’univers n’avait aucun sens, nous n’aurions jamais découvert qu’il n’en avait aucun; de même que, si la lumière n’existait pas dans l’univers et s’il n’y avait aucune créature pourvue d’yeux, nous ne connaîtrions jamais la nuit. Nuit serait un mot sans aucun sens.

L’invasion du mal

Donc, c’est entendu, l’athéisme est trop simple; et une autre conception l’est également. C’est le point de vue que j’appelle christianisme à l’eau de rose, concept affirmant simplement qu’il y a au ciel un Dieu bon et que tout est parfait. Ecartant ainsi toutes les doctrines terribles et difficiles concernant le péché, d’enfer et le diable et la rédemption. Ces deux conceptions ne sont que philosophie pour enfants.

Rien ne sert de réclamer une religion simple. Après tout, les choses réelles ne le sont pas. Elles paraissent simples, mais c’est un trompe-l’œil. La table où je suis assis paraît ‘simple’ : mais demandez à un scientifique de vous expliquer de combien d’atomes elle est faite, et comment les ondes lumineuses rebondissent sur eux et frappent mes yeux, agissent sur le nerf optique et sur le cerveau. Vous trouverez alors que “voir une table” vous plonge dans un mystère et des complications sans fin. Un enfant disant sa prière est apparemment un tableau très simple. Si vous êtes satisfait de vous, et ne voulez rien concevoir de plus, fort bien. Mais si cela ne vous suffit pas — et le monde moderne est dans ce cas — si vous désirez en savoir plus et poser les vraies questions — alors vous devez vous préparer à quelque chose de plus difficile. Si nous désirons aller au-delà de la simplicité, acceptons sans rechigner les choses les plus complexes.

Très souvent, cependant, cette procédure stupide est adoptée par des gens intelligents, mais qui, consciemment ou non, veulent détruire le christianisme. Ils élaborent une version du christianisme convenant à un enfant de six ans et en font alors l’objet de leur attaque. Quand vous essayez d’expliquer la doctrine chrétienne telle qu’un adulte la conçoit, ils se plaignent alors d’avoir la tête qui tourne, et affirment que tout cela est trop compliqué ! Si Dieu existait réellement ils sont sûrs qu’il aurait fait une religion simple. La simplicité est si belle, etc. ! Tenez-vous sur vos gardes à l’égard de ces gens qui changent d’idée à chaque instant et vous font perdre votre temps. Remarquez aussi leur notion de Dieu “faisant une religion simple”. Comme si la “religion” était une invention de Dieu, et non l’affirmation, à notre intention, de certains faits immuables concernant sa propre nature.

Outre sa complexité, la réalité — d’après mon expérience — est en général disparate. Elle n’est pas claire, ni évidente, ni ce à quoi vous vous attendez. Par exemple, quand vous avez saisi que la terre et les autres planètes gravitent autour du soleil, vous vous attendriez naturellement à ce que tout le système solaire forme un ensemble harmonieux : toutes les planètes à distance égale les unes des autres, ou à des distances croissant régulièrement, ou toutes de la même dimension, ou alors devenant plus grosses ou plus petites selon l’éloignement du soleil. En fait, il n’y a ni rime ni raison (apparemment) dans les dimensions ou les distances; quelques-unes ont un satellite, une autre quatre, une en a deux, certaines n’en ont pas, et l’une d’elle possède un anneau.

En fait, la réalité est habituellement ce que justement vous n’auriez pas deviné. C’est une des raisons de ma croyance au christianisme. C’est une religion qu’on n’aurait pu deviner. Si elle nous offrait le type d’univers auquel nous nous attendions, j’éprouverais l’impression que nous en sommes les créateurs. Mais, en fait, elle n’a rien d’équivalent à ce que les hommes auraient construit. Il y a justement cette trame curieuse que possèdent les choses réelles. Laissons donc de côté toutes ces philosophies enfantines, ces réponses on ne peut trop simplistes. Le problème n’est pas simple, la réponse non plus.

Quel est le problème ? Un univers contenant beaucoup de choses manifestement mauvaises et apparemment dépourvues de sens, mais aussi des créatures comme nous sachant que cet univers est mauvais et sans signification. Seuls, deux concepts sont capables d’appréhender l’ensemble de ces faits. L’un est la conception chrétienne qu’il s’agit d’un monde bon mais fourvoyé et gardant encore en mémoire ce qu’il aurait dû être. L’autre doctrine est appelée Dualisme : c’est la croyance qu’il existe deux puissances égales et autonomes derrière toute chose, l’une bonne et l’autre mauvaise, et que l’univers est le champ de bataille d’une lutte sans fin. Je pense personnellement qu’après le christianisme, le dualisme est la croyance la plus intelligente et la plus virile qui soit proposée. Mais elle recèle un vice caché.

On suppose que sont indépendants ces deux pouvoirs, esprits, ou dieux : le bon et le mauvais. Tous deux existent de toute éternité. Aucun d’eux n’a créé l’autre et n’a plus de droit que l’autre de s’appeler Dieu. Chacun, vraisemblablement, estime qu’il est bon et pense que l’autre est mauvais. L’un aime la haine et la cruauté, l’autre l’amour et la miséricorde; chacun défendant son propre point de vue. Or, que voulons-nous dire quand nous appelons l’une, la Puissance Bonne et l’autre la Puissance Mauvaise ? Affirmons-nous notre préférence pour l’une d’elles — comme certains apprécient mieux la bière que le cidre — ou suggérons-nous que (en dépit de ce qu’en pensent les deux puissances et quelle que soit celle que nous, humains, considérons favorablement à tel moment) l’une a tort en se considérant bonne. Si nous voulons dire simplement que nous préférons la première, il n’y a alors aucune raison à parler sur le Bien et le Mal. Car le Bien implique ce qu’on doit choisir, sans égard pour ce qu’on aimerait à un moment donné. Si “être bon” signifiait simplement rejoindre sans raison valable le parti correspondant à votre fantaisie, alors le Bien ne mériterait plus qu’on l’appelle Bien. Que notre pensée soit claire : une des deux puissances est vraiment dans l’erreur et l’autre dans la vérité.

Dès l’instant où vous en arrivez à cette conclusion, vous introduisez dans l’univers un troisième élément en plus des deux Puissances : quelque Loi Modèle ou Règle du Bien à quoi se conforme l’une des deux Puissances alors que l’autre ne s’y soumet pas. Or, comme on évalue ces deux Puissances d’après ce parangon, alors ce modèle, ou l’Etre qui l’élabora, est antérieur et supérieur à l’un et à l’autre, et Lui sera le Dieu véritable. En fait notre conviction en les dénommant bon ou mauvais c’est qu’un des deux est dans une relation juste avec le vrai Dieu absolu, à défaut de l’autre qui ne l’est pas. …

J’admets volontiers que le vrai Christianisme (distinct du christianisme à l’eau de rose) ressemble bien plus au Dualisme que ne le pensent les gens. Un des traits qui m’a surpris quand, pour la première fois, j’ai lu sérieusement le Nouveau Testament, fut qu’à maintes reprises il parlait d’une Puissance des Ténèbres agissant dans l’univers. Un esprit mauvais d’où émanaient la mort, la maladie et le péché. Le Christianisme affirme, et c’est là son originalité, que cette Puissance des Ténèbres fut créée par Dieu; qu’elle était bonne lors de sa création mais qu’elle s’est dévoyée. Le Christianisme est d’accord avec le Dualisme que la lutte sévit dans cet univers. Mais il ne croit pas que c’est une guerre entre puissances indépendantes. Il estime que c’est une guerre civile, une rébellion et que nous vivons dans une partie de l’univers occupée par l’adversaire.

Un territoire sous l’emprise de l’ennemi, voici donc ce qu’est notre monde. Le Christianisme relate la venue ici-bas du roi légitime et qui sans éveiller les soupçons — déguisé, pourrait-on dire — nous appelle tous à participer à une grande campagne de sabotage. Quand vous allez à l’église, vous êtes en fait à l’écoute du message secret qui vous parvient par “la radio” de nos alliés. C’est pourquoi l’ennemi désire tellement nous empêcher de nous y rendre. C’est en agissant sur notre vanité, notre paresse et notre affectation intellectuelle qu’il compte nous en dissuader. Je sais qu’on va me demander : “Voulez-vous dire qu’à notre époque, on puisse réintroduire dans nos conceptions notre vieil ami le diable, avec ses sabots, ses cornes et toute l’imagerie de Saint-Sulpice ? Eh  bien, en quoi l’époque intervient-elle dans cette notion, je n’en sais rien. Et je n’attache aucune importance aux sabots et aux cornes. Mais, ceci mis à part, ma réponse est formellement : “Oui, c’est bien mon intention”. Je n’ai pas la prétention de connaître quoi que ce soit de l’aspect personnel du diable. Si quiconque désire vraiment le mieux connaître, je lui répondrai : “Ne vous en faites pas, si réellement vous le voulez, vous ne serez pas déçu. Quant à savoir si vous l’apprécierez alors, c’est une autre question !”

L’alternative choquante

Les chrétiens croient qu’une puissance mauvaise s’est instituée comme Prince de ce Monde dans les temps présents. Mais naturellement ce fait suscite des problèmes. Cet état de choses serait-il en accord avec la volonté de Dieu ? Si oui, Dieu est un étrange Dieu, direz-vous; dans la négative, comment peut-il se produire quoi que ce soit de contraire à la volonté d’un être doté d’un pouvoir absolu ?

Quiconque ayant exercé l’autorité sait qu’une chose peut être en accord avec votre volonté dans un certain sens mais pas dans l’autre. Il peut être tout à fait valable pour une mère de dire aux enfants : “Je ne vais pas rester chaque soir pour vous faire ranger votre chambre. Il vous faut apprendre à la tenir en ordre tout seuls.” Alors un soir elle monte à l’improviste et trouve l’ours en peluche, l’encrier et la grammaire tout en vrac dans un coin. C’est un défi à sa volonté. Elle préférerait que les enfants aient mis de l’ordre. Mais, d’autre part, c’est sa décision qui a laissé les enfants libres de mettre la pagaille. Les mêmes événements se produisent dans tout régiment, syndicat ou établissement scolaire. Lorsque vous rendez une chose optionnelle, plus de la moitié des intéressés ne la respectent pas. Ce n’est pas ce que vous vouliez, mais votre volonté l’a rendu possible.

Il en va certainement de même dans l’univers. Dieu a créé des êtres pourvus d’une volonté libre. Cela implique que les créatures peuvent opter autant pour le bien que pour le mal. Certains pensent qu’on peut concevoir une créature qui, tout en étant libre, n’aurait pas la possibilité de choisir le mal. Pour ma part je ne le puis. Si une chose a le droit d’être bonne, elle a aussi le droit d’être mauvaise. Or c’est notre volonté libre qui rend le mal possible. Pourquoi donc Dieu la donna-t-il aux hommes à l’origine ? Parce que cette volonté, quoique laissant le champ libre au mal, est la seule chose rendant possible l’amour, la bonté ou la joie qui nous réjouissent. Un monde d’automates — créatures se mouvant comme des machines — ne mériterait guère d’être née. Le bonheur conçu de Dieu pour ses créatures les plus évoluées, est le bonheur d’être librement et volontairement lié à lui et à tout être humain en une extase d’amour et de ravissement. En comparaison, l’amour le plus sublime entre un homme et une femme sur cette terre n’est que de l’eau de rose. Pour en arriver à cette communion entre Dieu et les hommes, il faut que les êtres soient libres.

Evidemment, Dieu savait ce qui arriverait si les hommes usaient à tort de leur volonté; il estimait cependant que ça valait le risque. Peut-être sommes-nous enclins à désavouer Dieu. Mais se trouver en désaccord avec lui est difficile. Il est la source même de tout notre pouvoir de raisonnement : vous ne pouvez avoir raison et lui tort, pas plus qu’une rivière ne peut remonter plus haut que source. Quand vous discutez avec Dieu, vous contestez la puissance même qui vous a donné la faculté de raisonner. Ce qui, en d’autres termes, revient à scier la branche sur laquelle on est assis. Dieu pense que cet état de lutte dans l’univers se justifie largement par la jouissance d’une volonté libre. Au lieu d’un monde aussi factice qu’un jouet s’animant seulement quand on tire ficelles, Dieu veut disposer d’un monde vivant dans lequel les créatures qui l’habitent puissent vraiment faire le bien ou le mal, avec tout ce que cela comporte d’imprévus. Ainsi nous pouvons reconnaître qu’il vaut la peine d’en payer le prix. Quand nous aurons compris cette notion de volonté libre, nous verrons combien il est sot de demander, comme on l’a déjà fait : “Pourquoi Dieu fit-il une créature d’une matière tellement vile au point qu’elle ait mal tourné ?” Car nous remarquerons que plus la substance qui constitue un être est de qualité — plus celui-ci est intelligent, fort et libre — et meilleur sera-t-il s’il opte pour le bien. Le contraire sera pire également s’il choisit le mal. Une vache ne peut être ni très bonne ni très mauvaise; un chien peut être à la fois meilleur et pire; un enfant meilleur et pire également; un homme ordinaire encore plus; un homme de génie, toujours plus; un esprit super doué le meilleur ou le pire de tous.

Comment la Puissance des Ténèbres a-t-elle dégénéré ? Ici, sans aucun doute, nous posons une question à laquelle les êtres humains ne peuvent donner une réponse dont ils soient sûrs. On peut toutefois s’appuyer sur une conjoncture raisonnable (et traditionnelle) fondée sur notre expérience vécue du mal. Du moment où votre personnalité est remarquable vous pouvez vous hisser au premier plan et devenir le point de mire — désireux d’être un petit dieu, en fait. Tel fut le péché de Satan : et c’est ce péché-là qu’il enseigna à la race humaine. Certains pensent que la chute de l’homme était liée à la question du sexe, mais c’est une erreur. (Le récit de la Genèse suggère plutôt que quelque corruption de notre nature sexuelle suivit la chute et devint le résultat, non la cause). Satan mit dans la tête de nos lointains ancêtres l’idée qu’ils pouvaient être “comme des dieux”, capables d’agir à leur guise comme s’ils s’étaient créés eux-mêmes. Maîtres de leur vie, afin qu’ils inventent quelque sorte de bonheur bien à eux en dehors et loin de Dieu. De cette tentative vouée à l’échec est née la quasi-totalité de ce que nous appelons l’histoire humaine — argent, misère, ambition, guerre, prostitution, classes, empires, esclavage — la longue histoire terrible de l’homme essayant de trouver à Dieu un substitut qui le rendra heureux.

Voyons la raison pour laquelle cette tentative ne peut jamais réussir. Dieu nous a faits, nous a inventés comme un homme invente une machine. Si une automobile est faite pour fonctionner à l’essence, elle ne fonctionnerait convenablement avec aucun autre carburant. Dieu a voulu que la machine humaine fonctionne avec lui-même comme moteur. [1] Il est le combustible que notre esprit doit brûler, ou la nourriture prévue pour notre esprit. Il n’y en a point d’autre. C’est pourquoi il ne sert à rien de demander à Dieu de nous rendre heureux selon nos propres conceptions sans se soucier de la religion. Dieu ne peut nous donner le bonheur et la paix si ce n’est en lui, parce qu’ils n’existent pas en dehors de lui. Aucune solution n’est valable.

C’est en ceci que s’explique l’histoire. Une énergie terrifiante se dépense — des civilisations sont bâties — d’excellentes institutions élaborées, mais chaque fois quelque chose se détraque et “foire”. La fatalité conduit toujours à la tête des peuples des gens égoïstes et cruels qui n’apportent en retour que ruine et misère. Et la machine cale. Elle semble démarrer fort bien, avancer de quelques mètres, mais tombe en panne peu après. N’essaye-t-on pas de l’alimenter avec un mauvais carburant, comme Satan le fait avec nous les humains ?

Et que fit Dieu ? Tout d’abord il nous laissa la conscience, le sens du bien et du mal : tout au long de l’histoire il y a eu des gens s’efforçant (parfois vigoureusement) d’obéir à leur conscience. Aucun d’eux d’ailleurs n’y est jamais parvenu entièrement. Il dispensa ensuite à la race humaine ce que j’appelle de bons songes. Je veux dire ces récits curieux, dispersés dans toutes les religions païennes, relatifs à un dieu qui meurt et ressuscite et, par sa mort, donne — en quelque sorte — une vie nouvelle aux hommes. Troisièmement, Dieu sélectionna un peuple particulier et passa plusieurs siècles à marteler dans les têtes qu’il était l’Unique et qu’il attachait grande importance à une conduite droite. Ces élus étaient les Juifs, et l’Ancien Testament donne le compte rendu de ce processus de martèlement.

Puis se produisit le choc véritable. Parmi ces Juifs se révèle soudain un homme affirmant qu’il est Dieu. Il prétend pardonner les péchés. Il affirme avoir toujours existé. Il dit qu’il vient pour juger le monde à la fin des temps. Tâchons d’y voir plus clair. Au sein des panthéistes, tels des Hindous, il n’y aurait rien d’anormal à ce que quelqu’un prétende être une partie de Dieu, ou un avec Dieu. Mais le Juif, se sachant membre du peuple élu, ne pouvait rien imaginer de semblable par rapport à Dieu. Dieu, dans le langage des Hébreux, désignait l’Etre hors du monde, Créateur de toute chose, infiniment différent et incomparable. Quand vous aurez saisi cela, vous verrez que les propos de cet homme, Jésus, étaient, tout simplement, la prétention la plus choquante qu’aient jamais proférée des lèvres humaines.

Cependant, un élément si souvent entendu de sa proclamation risque d’échapper à notre attention. Il avait la prétention, Lui, de pardonner les péchés. Pareille affirmation ne peut avoir plus suprême signification ! Or, à moins que l’orateur soit Dieu, c’est tellement déraisonnable que c’en est comique. Nous pouvons tous concevoir qu’un homme pardonne les offenses commises à son égard. Vous marchez sur mes orteils et je vous pardonne, vous dérobez mon argent et je vous pardonne. Mais où classerions-nous un homme, à qui l’on n’a pas marché sur les pieds, ni volé son argent, et qui annoncerait qu’il vous pardonne d’avoir marché sur les pieds d’un autre ou volé l’argent d’autrui ? Fatuité digne d’un âne, telle est la plus bienveillante description que nous pourrions faire de son comportement. Néanmoins c’est ce que fit Jésus. Il affirma aux contrevenants que leurs péchés étaient pardonnés mais sans jamais consulter ceux qui avaient été lésés. Il se conduisait sans la moindre hésitation comme s’il était le parti concerné au premier chef, la personne principalement visée par toutes les offenses. Cela ne revêt un sens que s’il était vraiment le Dieu dont on a violé les lois et dont l’amour est blessé par tout péché commis. Dans la bouche de quiconque, hormis Dieu, ces mots impliqueraient ce que je considère comme une niaiserie et une suffisance sans équivalent chez aucun autre héros de l’Histoire.

Cependant (et c’est la chose étrange, lourde de sens), ses détracteurs mêmes, quand ils lisent les évangiles, n’éprouvent pas une impression de sottise et de prétention. Encore moins les lecteurs non prévenus contre lui. Christ dit qu’il est “doux et humble de cœur” et nous le croyons; mais nous ne faisons pas attention : si vraiment il n’était qu’un homme, l’humilité et la mansuétude sont bien les derniers caractéristiques que nous attribuerions à certaines de ses paroles.

Je voudrais empêcher quiconque de prononcer cette phrase vraiment insensée qu’on avance souvent au sujet de Jésus : “Je suis prêt à accepter Jésus en tant qu’éminent maître de morale, mais je récuse sa prétention d’être Dieu.” C’est la chose à ne pas dire. Un homme qui n’était qu’un homme et tiendrait les propos que tenait Jésus ne serait pas un grand professeur de morale. Ce serait soit un fou — de même que l’individu affirmant qu’il est un œuf poché — soit le Démon des enfers. Il vous faut choisir. Ou bien cet homme était et reste le Fils de Dieu, ou alors il ne fut rien d’autre qu’un aliéné ou pire encore. Vous pouvez l’enfermer comme fou, lui cracher au visage et le tuer comme un démon; ou, au contraire, vous jeter à ses pieds et l’appeler Seigneur et Dieu. Mais ne nous laissons pas entraîner à favoriser ce non-sens, à savoir qu’il est un grand maître issu de l’humanité. Il a fermé cette voie devant nous. Une telle idée ne l’a jamais effleuré.


[1] Aristote et Saint Thomas ont déjà dit que Dieu était “le premier moteur de l’univers”.

 

C. S. Lewis, Voilà pourquoi je suis chrétien, Guebwiller: Ligue pour la Lecture de la Bible, 1979, extraits des pages 19-65. Réédité depuis sous le titre : Les fondements du Christianisme.


Il n’est pas fou celui qui perd ce qu’il ne peut garder, afin de gagner ce qu’il ne peut perdre. (Jim Elliot)