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La prière pour la guerre

Mark Twain

 

Lorsque Harper’s Bazaar a reçu la manuscrit The War Prayer – une réponse à l’intervention militaire des Etats-Unis aux Philippines – les éditeurs l’ont refusé. Mark Twain observa que, puisqu’il n’y a “que les morts à qui on permet de dire la vérité”, ce manuscrit ne serait jamais publié avant sa mort. Il eut raison. La publication eut lieu en 1905, mais le siècle qui s’est écoulé n’a pas vu un grand changement à ce sujet. Ce classique de la littérature américaine est certainement encore tout aussi pertinent aujourd’hui.

 

Ce fut un temps d’une grande excitation. Le pays était sens dessus dessous. C’était la guerre, et le feu sacré du patriotisme brûlait en chaque cœur. Les tambours roulaient, les fanfares jouaient, les enfants jouaient à la guerre. On allumait des feux d’artifices et les drapeaux claquaient dans le vent sur chaque toit et balcon, aussi loin qu’on pouvait voir. Jour après jour, de jeunes volontaires paradaient sur la vaste avenue, joyeux et pimpants dans leur nouvelles uniformes. Pères et mères, sœurs et fiancées les encourageaient avec des voix remplies d’une émotion heureuse lors de leur passage. Tous les soirs on écoutait les harangues patriotiques qui touchèrent les cordes les plus sensibles de chaque cœur et qui furent interrompues par des vagues d’applaudissements pendant que les larmes coulèrent sur les joues. Dans les églises, les pasteurs prêchaient des messages de dévotion au drapeau et au pays. Ils invoquèrent le Seigneur des Armées, lui implorant son secours dans cette juste cause avec une telle éloquence que les auditeurs étaient profondément touchés.

Ce fut un temps joyeux et heureux, et la demi douzaine d’esprits téméraires qui osaient condamner la guerre et mettre en doute la justice de sa cause reçurent un avertissement tellement sévère qu’ils jugeaient plus sage de se taire par crainte pour leur sécurité personnelle.

C’était le dimanche matin. Le lendemain, les bataillons partiraient pour le front. L’église était remplie. Il y avaient les volontaires, leurs visages marqués par leurs rêves – les charges sur l’ennemi, les sabres tirés, les ennemis qui fuyaient, le bruit, la fumée des canons, la poursuite violente, la capitulation ! – puis le retour de la guerre en héros triomphants, accueillis, adulés, submergés par des océans de gloire ! A côté des volontaires, il y avaient leurs proches, fiers, heureux, enviés par les voisins et les amis qui n’avaient pas de fils et de frères à envoyer au champ d’honneur pour y triompher pour le drapeau ou, s’il le fallait, pour mourir la plus noble des morts.

Le service commença. On lisait un chapitre sur les guerres dans l’Ancien Testament. La première prière était prononcée, suivie d’un morceau d’orgue qui secoua le bâtiment. Toute l’assemblée se leva d’un seul homme, et on chanta de tout cœur et avec des yeux brillants cette invocation puissante – “Dieu Tout Puissant, toi qui ordonne tout, qui a le tonnerre pour trompette et l’éclair pour épée !”

Ensuite la prière “longue”. Personne ne pouvait se souvenir d’une telle prière, d’un tel plaidoyer passionné, d’un tel langage sublime. Voici en quelques mots le sens de cette supplication – Notre Père bienveillant et plein de compassion veillerait sur nos nobles jeunes soldats; il les aiderait, les réconforterait et les encouragerait dans leur entreprise patriotique, les bénirait, les protégerait par sa main puissante, les rendrait forts et pleins de confiance, invincibles dans le vif de la bataille, les aiderait à écraser l’ennemi, et leur donnerait à eux, au drapeau et au pays un honneur et une gloire impérissables.

 

Un étranger âgé entra et, d’un pas silencieux et lent, avança dans l’allée centrale, ses yeux fixés sur le pasteur. Il était habillé d’une longue robe, ses cheveux blancs tombaient sur ses épaules, son visage sévère était d’une pâleur spectrale. Tous avaient les yeux fixés sur lui. Qui était-il ? Que voulait-il ? Sans bruit, sans s’arrêter, il monta, se mit à côté du prédicateur, et attendait.

Le prédicateur avait les yeux fermés et était inconscient se sa présence. Il continuait sa prière touchante et, enfin, termina avec ces paroles d’un appel fervent – “Bénis nos armes, accorde-nous la victoire, ô Seigneur notre Dieu, Père et Protecteur de notre pays et de notre drapeau !”

L’étranger lui toucha le bras et lui fit signe de se mettre sur le côté pour lui laisser la place – ce que fit le pasteur surpris.  Pendant quelques moments, il observa l’auditoire fasciné. Dans ses yeux solennels couvait une lumière étrange. Puis, sa voix profonde se fit entendre.

“Je viens du Trône, et j’apporte un message du Dieu Tout Puissant !” Les paroles eurent un effet de choc sur les gens, mais l’étranger ne semblait y prêter aucune attention. “Il a entendu la prière de son serviteur votre pasteur et vous exaucera si tel sera toujours votre désir une fois que moi, son messager, je vous aurai expliqué ses implications – toutes ses implications. Car il en est comme de beaucoup de prières des hommes en ce qu’elle demande plus que n’en a conscience celui qui la prononce, à moins qu’il s’arrête pour réfléchir.

Le serviteur de Dieu, et le vôtre, a prononcé la prière. S’est-il arrêté pour y réfléchir ? S’agit-il d’une seule prière ? Non, il y a deux prières – l’une a été prononcée, l’autre pas. Les deux prières ont atteint l’oreille de celui qui entend toute supplication, celles qu’on dit à haute voix, et celle qui n’est pas dite. Méditez là-dessus, et ne l’oubliez pas. Si vous demandez une bénédiction, attention de ne pas demander en même temps, et sans en avoir l’intention, une malédiction sur un prochain. Si vous priez pour la pluie bienfaisante sur votre récolte qui en a besoin, peut-être que par cet acte même vous demandez une malédiction sur la récolte d’un de vos prochains qui n’a pas besoin de pluie, et qui en subira peut-être du tort.

Vous avez entendu la prière de votre serviteur – la partie prononcée. Dieu m’a ordonné de mettre en paroles l’autre partie, celle que vous, le pasteur, comme vous dans vos cœurs, vous avez prié avec ferveur et en silence. L’avez-vous prié innocemment, sans y penser ? Plaît à Dieu qu’il en soit ainsi ! Vous avez entendu ces paroles : ‘Accorde-nous la victoire, ô Seigneur notre Dieu !’ Cela suffit. Toute la prière prononcée tient en ces quelques mots lourds de sens. Il n’était nul besoin d’aller plus loin. En priant pour la victoire, vous avez prié pour beaucoup de choses qui ont été passés sous silence, des conséquences de la victoire, qui doivent suivre la victoire, car ce n’est pas possible autrement. Dieu le Père a aussi entendu cette partie silencieuse de la prière. Il m’ordonne de le mettre en paroles. Ecoutez !

O Dieu notre Père, nos jeunes patriotes, que nous chérissons de tout notre cœur, vont partir pour la bataille – sois près d’eux ! Nous partons aussi avec eux, en esprit, de la douce paix de nos foyers pour abattre l’ennemi. O Seigneur notre Dieu, aide-nous à déchiqueter les corps de leurs soldats par nos obus. Aide-nous à couvrir leurs champs riants des formes pâles de leurs morts. Aide-nous à noyer le vacarme de leurs canons dans les hurlements de leurs blessés, se tordant de douleur. Aide-nous à ruiner leurs maisons dans un ouragan de feu. Aide-nous à remplir les cœurs de leurs veuves innocentes d’une tristesse stérile. Aide-nous à les envoyer sur les routes avec leurs petits enfants, à errer dans les contrées inhospitalières de leur pays désolé, affamées et assoiffées, brûlées par les flammes du soleil d’été, et gelées par les tempêtes glaciales de l’hiver, abattues, usées par leur peine, t’implorant la grâce de mourir, et renvoyées sans réponse. Pour nous qui t’adorons, Seigneur, pulvérise leurs espoirs, consume leurs vies, fais durer leur pèlerinage amer, rends lourds leurs pas, inonde leur chemin de larmes, tache la neige immaculée du sang de leurs pieds blessés ! Nous le demandons par amour de lui qui est la source de l’amour et qui est le refuge toujours fidèle et l’ami de tous ceux qui sont accablés et qui cherchent son secours avec des cœurs humbles et contrits. Amen.”

(Après un moment) “Vous l’avez prié; si vous désirez toujours ces choses, dites-le ! Le messager du Très-Haut attend.”

Par après, on était convaincu que l’homme était un fou : ce qu’il disait n’avait aucun sens.


Il n’est pas fou celui qui perd ce qu’il ne peut garder, afin de gagner ce qu’il ne peut perdre. (Jim Elliot)